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Les oubliées et oubliés de l'IA

L’histoire de Soraya et de l’IA

Le lendemain, Soraya n’osa pas parler à Julie de la proposition faite sur LinkedIn. Elle camoufla son malaise par son zèle. C’est alors pleine d’entrain qu’elle collabora avec Eran et Julie.

Le soir, elle partit se balader au bord du lac avec Nico. Après avoir échangé des nouvelles sur leurs vies respectives, Soraya se mit à discuter avec verve du générateur d’histoires de son ami. Elle apportait avec tact ses critiques : pourquoi fallait-il toujours que l’IA soit représentée par une belle femme ? L’interface pouvait-elle mieux accompagner les utilisateurs dans leur parcours ? Y avait-il une option pour les malvoyants ?

Nico buvait ses paroles en prononçant des « hum » affirmatifs ou des « tu crois ? » plus dubitatifs. Chemin faisant, le logiciel tendait vers une meilleure version de lui-même, Soraya en était persuadée.

— Eh bien ! lâcha Nico après un certain temps. Où est la Soraya qui ne connaissait rien à toutes ces applications ?

Les lèvres de Soraya s’étirèrent jusqu’au début de ses oreilles.

— Je... euh... c’est en partie grâce à toi.

Et à ses peurs, eut-elle envie d’ajouter. Sans avoir traversé tout...

L’illectronisme, l’illettrisme numérique

L’illectronisme, un phénomène répandu

Soraya a compris qu’elle devait accompagner les consommateurs et consommatrices d’un service dans l’utilisation de celui-ci. Si l’IA doit prendre de plus en plus de place et notamment dans le monde du travail, dans un souci démocratique, mais aussi tout simplement d’efficacité, il faudrait veiller à ce qu’elle n’abandonne personne sur le bas-côté. Est-ce possible ? En réalité, on sait que le numérique lui-même n’est pas accessible à tous. L’illectronisme, le fait de ne pas pouvoir manipuler les outils informatiques, est un phénomène répandu. L’Insee estimait en 2023 qu’en France la proportion de personnes concernées s’élève à 15 %, ce qui représente une part non négligeable de la population. Si les logiciels et l’IA doivent constituer le socle de nos sociétés, il nous faudra traiter ces 15 %. Avant de parler d’actions, voyons une définition plus précise de l’illectronisme.

On peut comparer l’illectronisme à de l’illettrisme, mais sous une forme numérique. Le terme renvoie à des usagers qui ne parviennent pas ou peu à se servir des programmes informatiques. Trois catégories de problèmes sont identifiables.

Première catégorie : les personnes qui n’ont physiquement pas accès aux outils numériques

La première concerne l’accès même aux outils. Si vous ne possédez pas d’ordinateurs ou de smartphones, que votre connexion internet est limitée, voire inexistante, vous faites partie de ce groupe. Ici, le problème est plutôt d’ordre physique. L’IA a besoin d’un support. Si vous voulez vous rendre sur ChatGPT, il vous faudra un objet pour entrer en relation avec l’outil. Selon les chiffres de l’Insee, une personne sur deux de plus de soixante-quinze ans n’a pas de connexion internet dans sa demeure. L’illectronisme évolue avec l’âge et l’Insee remarque que les foyers avec enfants présentent moins de difficultés. Les plus jeunes apportent leurs connaissances...

L’IA repose sur des travailleurs et travailleuses de l’ombre

Les difficiles conditions de travail des annotateurs

Les annotateurs sont des travailleurs cruciaux dans la chaîne de l’IA. Pourtant, étonnamment, ce sont aussi des oubliés et oubliées. Ils et elles apparaissent peu ou pas dans les discours. Antonio Casilli, expert du domaine, note avec ironie que quand des employés sont remplacés par des IA, le phénomène fait la une, mais qu’il n’en est rien sur la position des travailleurs du clic. Leur titre lui-même est fluctuant.

Leurs conditions démontrent aussi combien ils ne sont pas considérés. Rappelons celles-ci afin de les mettre en lumière sous un angle plus éthique cette fois. Ils sont payés deux dollars de l’heure en moyenne. Ils ont bien souvent des statuts précaires. Il est rare que leur fiche de poste indique ce qu’ils réalisent vraiment. Beaucoup échappent au droit du travail puisqu’ils ne sont pas reconnus comme travailleurs. Des difficultés viennent s’ajouter quand il s’agit de missions incluant de la modération. Visionner une décapitation, puisque hélas c’est bien ce genre de contenu auquel ces personnes sont soumises, n’est pas sans conséquence. Non seulement, les modérateurs nettoient le Web déjà entaché...

En résumé

  • Des personnes que l’IA peine à inclure dans les prouesses de ses résultats, il y en a et de plusieurs catégories. D’abord, les illectroniques ne parviennent pas à avoir accès ou à manipuler les outils du numérique. 25 % de la population ne sait pas s’informer sur le Web. Ce dernier point pourrait être renforcé avec l’émergence des nouvelles IA. En contrepartie, l’intelligence artificielle facilite l’usage d’applications complexes.

  • L’IA, en tant qu’instrument statistique, présente une version simplifiée de nos sociétés. En cela, elle met en lumière tous nos préjugés, les laisse perdurer et même les amplifie. Le travail pour éviter ces situations est de longue haleine. Il y a plusieurs manières d’y parvenir.

  • L’une d’entre elles consiste à mettre dans la boucle davantage de modérateurs et donc davantage d’annotateurs. Ces derniers assurent la prospérité de la discipline sans être pleinement reconnus. À ces travailleurs de l’ombre, s’ajoutent les ouvriers des usines fabriquant nos téléphones et nos ordinateurs ainsi que les mineurs qui extraient les minerais nécessaires à leur composition.

En définitive, l’IA marginalise une tranche importante...